Dossier «L'Affaire du RER D» — Le Monde | ![]() | ![]() |
Jérusalem de notre correspondant
Le "malentendu" est souvent invoqué pour habiller à la hâte la manifestation brutale d'un malaise véritable. C'est donc vers cette formule accommodante que s'est tourné Israël pour répondre à l'émoi suscité en France par l'invitation lancée le 18 juillet par le premier ministre israélien, Ariel Sharon, aux Français de confession juive à quitter "au plus vite" un pays livré, selon lui, à un antisémitisme "déchaîné", imputable à une importante "population musulmane", pour trouver refuge en Israël (Le Monde du 20 juillet).
Le "malentendu" a donc été la seule réponse officielle avancée à ce jour. Tout porte à croire que les autorités françaises, qui attendent toujours des "explications", devront s'en contenter.
La tonalité de l'entretien, manifestement franc, entre le conseiller diplomatique de l'Elysée et le chargé d'affaires israélien à Paris, le 19 juillet, est vite parvenu aux rédactions israéliennes qui ont assuré, quelques heures plus tard, que Jacques Chirac avait déclaré M. Sharon persona non grata à Paris, ajoutant ainsi à la tension.
Les responsables israéliens ne comprennent pas quelle mouche a piqué leurs homologues français. Balayant toute idée de préméditation ou de calcul diplomatique , les conseillers du premier ministre israélien assurent que ce dernier, qui s'exprimait devant des organisations juives américaines, s'était contenté de répondre à une question ; que son invitation visait tous les juifs de par le monde, conformément au dogme fondateur du sionisme ; et que M. Sharon avait bien pris soin de rappeler les efforts engagés par le gouvernement français pour lutter contre un phénomène avéré par des dizaines d'incidents.
Côté français, on estime peu convaincante cette présentation des faits et on rappelle le ton bien différent adopté à propos de la France et de l'antisémitisme par le président de l'Etat d'Israël, Moshé Katsav, reçu avec toute la pompe républicaine requise au début de l'année.
"DES SECONDS COUTEAUX"
Officieusement, les propos sont plus cinglants. Côté israélien : "Chirac a voulu faire un coup d'éclat sur le dos de Sharon pour tenter de masquer l'échec retentissant de la lutte contre l'antisémitisme." Les représentants des instances communautaires juives qui ont pris la parole pour protester contre les propos du premier ministre sont exécutés en quelques mots : "Des seconds couteaux, des sous-fifres, de vieux opposants politiques qui ne perdent pas une occasion pour dire tout le mal qu'ils pensent de Sharon." On ajoute que "les représentants les plus éminents n'ont rien dit, et pour cause, ils savent bien ce que vivent les juifs en France aujourd'hui".
Côté français, on s'indigne de ce que les déclarations fermes contre l'antisémitisme de M. Chirac, jusqu'à son discours du Chambon-sur-Lignon, le 8 juillet, soient escamotées, tout comme l'émoi qui a saisi la France après l'agression antisémite du RER D qui s'est révélée sans fondements. Et on rappelle que les chiffres de l'émigration vers Israël, en dépit de la hausse mesurée depuis 2002, restent loin des attentes israéliennes, même si les achats immobiliers "de précaution" sont en très forte hausse.
Ce qui a incontestablement grimpé en flèche, au cours des derniers mois, c'est la méfiance entre les deux pays. L'ambition exprimée en juin 2002 par Dominique de Villepin peu après son arrivée au ministère des affaires étrangères, de relancer les relations entre la France et Israël en commençant par les débarrasser des scories du conflit israélo-palestinien est aujourd'hui en lambeaux.
Le constat est cruel : même quand ils ne parlent pas de Yasser Arafat, la France et Israël ne se comprennent pas mieux qu'avant. A cause de l'antisémitisme, ils se comprennent peut-être même plus mal encore. Et pour ne rien arranger, Israël semble connaître de moins en moins la France, comme en témoigne le fantasme d'une communauté musulmane en croissance exponentielle, homogène et structurée, et dont le poids électoral lierait les mains des responsables politiques.
Alors que les Israéliens assurent que le remplacement de M. de Villepin par Michel Barnier n'a pas arrangé les choses, les Français rappellent qu'ils avaient été vite fixés sur les intentions d'interlocuteurs très attentistes. En septembre 2003, deux mois après un discours "fondateur" prononcé à Jérusalem par M. de Villepin qui entendait éclairer l'avenir de relations restaurées, Silvan Shalom, le ministre israélien des affaires étrangères, avait relayé avec précipitation les accusations du quotidien israélien Maariv, qui assurait que M. Chirac avait voulu empêcher la condamnation par l'Union européenne de propos contre les juifs tenus par le premier ministre de Malaisie, Mahathir Mohamad.
Si les Israéliens dénoncent les partis pris anti-israéliens prêtés à la presse française, les Français jugent que le ton des quotidiens israéliens populaires se passe de commentaires lorsqu'il s'agit de la France, jusqu'au plus pondéré Haaretz qui avait publié, en avril, dans le cadre d'un dossier spécial sur l'antisémitisme, un article sur les médias français sous-titré : "Les journaux français antisémites ? Non, mais..."
La dernière dispute en date marque une rupture en ce sens qu'elle renvoie à l'intime. Elle fait la part belle, en Israël, au soupçon qui n'a que faire de la raison dès lors qu'il s'agit de la France et de son passé, au moment, justement, où celle-ci a à sa tête un homme pour qui il ne peut y avoir sans doute pire accusation. Le quotidien Haaretz a été le seul en Israël, dans son éditorial du 21 juillet, à juger sévèrement les propos tenus par M. Sharon. Ce dernier, ne s'est pas rendu en France depuis trois ans, et risque de négliger Paris encore longtemps.
M. Barnier visitera sans doute Israël à l'automne, mais avec des ambitions révisées à la baisse. La méfiance semble à nouveau solidement arrimée.
Gilles Paris